
Barbara Ceuleurs
Barbara, 38 ans, et Jan, son père de 85 ans, étaient inséparables. Voilà maintenant presque un an et demi qu’elle a dû lui dire adieu. En raison de son diagnostic de démence et son incapacité de discernement, son père a opté pour l’euthanasie. Un choix que sa fille Barbara aurait préféré repousser à plus tard. « À cause de la législation actuelle, j’ai dû dire adieu à mon papa alors qu’il était encore sain d’esprit. Nous aurions peut-être pu vivre encore de beaux moments ensemble pendant des mois. »
Retour en mars 2019. Barbara apprend que son père, Jan, ancien patron de la VRT et « son héros » comme elle dit, est atteint de la maladie d’Alzheimer. « Sa première réaction a été : “Je veux être euthanasié” », raconte Barbara. Pour la jeune femme et sa maman, cette réaction n’avait rien d’étonnant, car des années auparavant, Jan avait vu sa propre mère décliner à cause de la maladie. « À la fin de sa vie, ma grand-mère devait être attachée parce qu’elle représentait un danger pour elle-même. Une fin dégradante que papa voulait s’épargner et nous épargner. Lorsqu’il a commencé à parler d’euthanasie, je n’ai donc pas été surprise. J’étais même fière qu’il ose faire un tel choix, seulement je pensais que cela n’arriverait que dans un avenir très lointain. »
Encore lui-même à 98 %
Lorsque le diagnostic tombe, Jan n’est déjà plus tout à fait lui-même depuis quelques années. « En 2014, nous sommes partis en vacances ensemble. J’ai alors été frappée de voir à quel point il avait besoin de structure. Il oubliait souvent où il était et ne revenait plus sur son propre nom. Mais en dehors de ces petites choses, ce n’était pas flagrant. Je pouvais encore avoir des conversations profondes et rire avec lui. Il était encore lui-même à 98 %. »

« Je suis pour l’euthanasie. Ce avec quoi j’ai du mal en revanche, c’est la législation stricte concernant les souffrances psychiques »
Il aura fallu encore quatre ans avant que des examens ne suivent. Après le diagnostic, un test est réalisé tous les six mois pour évaluer le degré de démence. « En septembre 2019, le médecin nous a dit que si papa voulait se faire euthanasier, il ne lui restait pas beaucoup de temps. » À l’époque, mon père avait chuté de trois points sur « l’échelle de la démence » : il disposait encore de sa capacité de discernement – autrement dit, il était encore sain d’esprit – et était donc encore à même de planifier sa fin de vie, mais personne ne pouvait prédire à quelle vitesse sont état allait se dégrader – ou combien de temps il resterait stable. « J’ai eu et j’ai toujours énormément de mal avec cette incertitude », explique Barbara. « Quand je pense à quel point papa était lucide le jour de sa mort… Si la législation sur l’euthanasie pour les souffrances psychiques était plus souple, j’aurais peut-être encore mon père à mes côtés aujourd’hui. »
Un mois d’adieux
Afin d’officialiser l’euthanasie, Jan a dut en faire la demande et obtenir un avis favorable de son médecin et de deux autres docteurs indépendants. Le 22 octobre, un avis favorable est rendu. L’euthanasie eut lieu un mois plus tard, le 23 novembre. « Le délai minimum officiel entre la demande et l’euthanasie est d’un mois, mais il peut en principe aller jusqu’à six mois. Je trouvais que cela ne nous laissait que très peu de temps, mais papa était déterminé : il avait fait son choix, donc pourquoi attendre ? » « C’est étrange de vivre avec une échéance », poursuit Barbara. « Mais je suis très reconnaissante d’avoir eu encore un peu de temps. Nombreux sont ceux qui perdent un parent soudainement et ne peuvent pas lui dire adieu. Je m’estime donc chanceuse. »
Le mois qui a suivi a été l’un des plus durs, mais aussi l’un des plus beaux de la vie de Barbara. Elle a discuté des heures durant avec son papa, a fait des vidéos avec lui, l’a fait suivre par un photographe pendant une journée… « J’ai vécu ces dernières semaines de manière tellement intense. Je lui ai demandé et lui ai dit tout ce que je voulais. La seule chose que j’avais mal appréhendée, c’est mon processus de deuil. J’ai cru quelque part que pendant ce dernier mois, j’étais déjà en train de lui dire adieu, mais après les funérailles, la réalité m’a rattrapée : mon deuil devait seulement commencer. On ne peut pas dire adieu à quelqu’un qui est encore en vie. »

« Le dernier mois que nous avons eu ensemble, je l’ai vécu très intensément »
Un cadre étendu
Et pourtant, ce goût amer subsiste. Et si ? « J’ai récemment changé de travail. Pour le même prix, mon père aurait encore pu, un an et demi plus tard, être aussi lucide que le jour de sa mort et aurait pu me donner des conseils concernant ma carrière. Ça continue à me ronger. Ne vous méprenez pas : je suis totalement pour l’euthanasie. N’est-il pas beau de pouvoir décider de sa propre mort afin d’éviter d’être un fardeau pour les gens que l’on aime ? En revanche, j’ai du mal avec la rigueur de la législation. Aujourd’hui, vous pouvez soumettre une déclaration anticipée, mais uniquement dans le cadre d’un coma irréversible. » C’est différent d’une demande d’euthanasie où il doit être question de souffrances physiques ou psychiques insupportables. Pour cette dernière, vous devez être sain d’esprit. « Et si vous souffrez de démence ? Il devrait tout de même y avoir des possibilités, dans un cadre bien défini ? Je pense à une liste officielle qui permettrait d’indiquer quelles situations sont invivables à nos yeux, comme être tétraplégique ou ne plus pouvoir parler. On pourrait imaginer que la décision soit subordonnée à l’avis favorable d’un médecin par exemple. Il existe de nombreuses possibilités, mais ceux qui ont le pouvoir de changer les choses ne le font pas. »
« Qui plus est, la démence est la maladie de demain : j’ai lu récemment que le nombre de diagnostics augmentera de 73 % d’ici 2050. Il serait donc logique de revoir le cadre légal en la matière, non ? Prenez aussi la démence précoce : on ne peut tout de même pas forcer ces jeunes gens à choisir entre se voir décliner pendant des années et mourir d’une mort naturelle, ou opter pour l’euthanasie à un si jeune âge ? »
Très fière
« Je ne suis pas amère quant au choix que mon père a fait, au contraire, je suis très fière de lui. Je n’arrive seulement pas à accepter la législation actuelle. Tant que rien ne changera, je me raccrocherai aux beaux souvenirs. Au fait qu’il ait dit quelques heures avant de s’éteindre qu’il pouvait mourir heureux. Aux blagues qu’il continuait à faire sur son lit de mort. Aux messages vocaux que nous avons enregistrés ensemble ces dernières semaines. À ses bons conseils que je n’oublierai jamais. Ça, personne ne peut me l’enlever. »
Texte : Maud Vanmeerhaeghe – Photos : Ellen van den Bouwhuysen