Wouter Torfs: ” Les entreprises familiales ont une longueur d’avance”

Crédit : Thomas De Boever

Wouter Torfs, CEO de la chaîne de magasins de chaussures du même nom, la plus grande du pays, a toutes les raisons d’être sur un petit nuage : l’enseigne Torfs a déjà été élue « meilleur employeur de Belgique » à dix reprises. Cette année s’est ajouté à cela l’honorable titre de « meilleur employeur d’Europe ». 

Encore une récompense et Torfs devra investir dans une nouvelle étagère pour pouvoir toutes les exposer au siège situé à Saint-Nicolas. « Rassurez-vous », réagit Wouter Torfs à notre spéculation certes assez futile, « l’année prochaine, nous ne serons plus candidats. Non par manque de place, mais parce qu’une telle compétition engendre à chaque fois pas mal de pression et requiert beaucoup d’énergie de la part de l’organisation. »

Quels atouts sont nécessaires pour devenir « meilleur employeur » ?

Wouter Torfs : « Ce qui rend cette récompense aussi spéciale à mes yeux, c’est qu’elle est en grande partie décernée par les collaborateurs de l’entreprise. Ils évaluent leur entreprise de manière anonyme sur la base d’une centaine de questions portant sur des valeurs clés telles que l’honnêteté, la transparence, la considération, la cogestion… Leur voix détermine aux deux tiers le résultat final. Le tiers restant est entre les mains d’un jury professionnel qui se prononce sur votre vision des RH et vos accomplissements. Tout se déroule sous les auspices de la Vlerick Business School et du Great Place to Work Institute. »

Étant la troisième génération aux commandes de l’entreprise familiale Torfs, vous sembliez être prédestiné à votre rôle actuel. Pourtant, le barreau vous faisait de l’œil tout autant que l’entrepreneuriat.

« Le cours de ma carrière n’était en effet pas gravé dans la pierre. J’ai fait partie du barreau pendant trois ans. Je trouve toujours que le droit est une formidable formation, très vaste, et la profession d’avocat une excellente préparation à l’entrepreneuriat. Vous affûtez les compétences dont vous avez besoin pour réussir. Vous devez pouvoir vous plonger totalement dans un dossier et savoir faire les bonnes analyses, mais également être capable de communiquer avec assurance et être à même de discuter avec votre client, votre confrère et le juge. Sans oublier le côté entrepreneurial : un avocat débute avec zéro client et doit se constituer une clientèle. »

Crédit: Thomas De Boever

« Lorsque mon père, son frère et son beau-frère ont annoncé que le moment de passer le flambeau approchait peu à peu, j’ai su que j’allais devoir faire un choix. Le message était simple : si tu ne le fais pas, Wouter, nous allons devoir chercher en externe. Mon amour pour l’entreprise familiale et la force d’attraction qu’elle exerçait sur moi ont été renforcés par le souhait de ma grand-mère, qui approchait alors des 90 ans. Par ailleurs, mon épouse venait d’ouvrir son cabinet de dentiste et être deux indépendants débutants avec deux jeunes enfants ne nous semblait pas être une très bonne idée. »

Cela a-t-il des avantages, ou au contraire des inconvénients, de rejoindre une entreprise familiale ?

« Lorsque la famille est soudée et que des accords clairs et formels distinguant les affaires familiales des activités commerciales ont été conclus, alors une entreprise familiale a une longueur d’avance. J’en suis intimement convaincu. Dans une telle entreprise, vous n’êtes pas simplement lié par l’aspect professionnel : il y a quelque chose en vous qui vous rend plus fort. Les collaborateurs le ressentent aussi dans la continuité de vos décisions et votre vision à long terme. J’ai beaucoup de chance d’être tombé dans ce genre d’entreprise familiale. Car si une famille ne s’entend pas et enchaîne les conflits, il vaut mieux avoir une entreprise dans laquelle la famille ne joue aucun rôle. » 

À quoi ressemblait l’entreprise lorsque vous l’avez rejointe en 1986 ?

« Les Chaussures Torfs, c’était une PME tranquille, progressant lentement, avec quelque 25 magasins dans des centres-villes, 180 collaborateurs et un chiffre d’affaires n’atteignant pas les 10 millions d’euros. Ce résultat était loin d’être mauvais et était le fruit du travail acharné de la deuxième génération, mais sans comparaison avec les 150 millions de chiffre d’affaires et les 700 collaborateurs d’aujourd’hui. En toute honnêteté, je croyais alors que ça allait continuer ainsi, que le succès et la croissance allaient de soi. Mais c’était sans compter Brantano, qui a commencé à ouvrir de grands magasins en périphérie des villes. Les consommateurs ont suivi et nous avons manqué le coche à ce moment-là. »

Crédit: Thomas De Boever

Vous avez paniqué ?

« Il était temps de procéder à un exercice stratégique approfondi. Car il y a une grande différence entre bien faire les choses et faire les bonnes choses. Bien faire les choses, c’est de l’excellence opérationnelle. On était des champions en la matière. Faire les bonnes choses revient à faire les bons choix. À être stratégique. C’est là que le bât blessait. Si nous n’avions alors pas changé notre fusil d’épaule et décidé de déménager en périphérie, de proposer un plus vaste assortiment et de devenir un “great place to work”, nous ne serions plus là aujourd’hui. Pour être un bon entrepreneur, vous devez régulièrement prendre du recul par rapport à vos activités telles qu’elles se présentent au quotidien, vous arrêter un instant et vous demander : faisons-nous encore ce qu’il faut ? Pour nous, dans la vente au détail, il s’agit évidemment de l’e-commerce. Si vous l’ignorez, vous ne pourrez plus du tout suivre. »

Une phrase typique de Wouter Torfs dit : « Je ne me considère pas comme un grand entrepreneur, mais je travaille dans une grande entreprise. » Cela ne revient-il pas au même ? N’est-ce pas un grand CEO qui fait une grande entreprise ?

(Il rit) « Je trouve qu’il y a une différence. Ce n’est vraiment pas de la fausse modestie. Mais c’est une belle citation, je le pense toujours. Lorsque vous pensez à un grand entrepreneur, vous pensez à quelqu’un qui affirme que tout ce qui se passe dans l’entreprise, c’est grâce à lui – ou, du moins, que tout est le résultat de ses choix stratégiques. Je travaille dans une grande entreprise où l’accent est mis sur la collectivité. Je crois au pouvoir de la coopération et oui, j’y ai bien sûr joué un rôle. Je ne peux évidemment pas élaborer une stratégie avec l’ensemble des collaborateurs, mais je suis fier d’avoir su m’entourer d’une équipe solide. De gens qui me surpassent tous dans leur domaine. Je ne suis pas un entrepreneur qui pense tout savoir sur tout – cette image de l’entrepreneuriat est également une caricature. Mais j’ose affirmer que mon Sales Manager est le meilleur de Belgique. Que notre responsable achats connaît les chaussures sur le bout des doigts. Que c’est grâce à notre responsable RH que nous avons été élus à dix reprises meilleur employeur. Et ainsi de suite. Je suis en fait la colle du système. Il est de mon devoir d’inspirer mon équipe, de la mettre au défi et de la faire collaborer… Et si nécessaire, de débarrasser les obstacles qui se mettent sur notre chemin. Les décisions stratégiques sont prises collectivement par l’équipe de direction. Cette manière de travailler n’est pas vraiment courante, je pense. »

Cette manière de travailler implique non seulement un droit de parole, mais aussi un droit de contradiction.

« Naturellement. Cela est inhérent à notre fonctionnement. Je recrute des talents qui sont plus doués que moi. Il va de soi qu’il faut accepter d’être contredit, sinon faites tout vous-même. Mais je les mets tous au défi. »

Laissez-moi deviner : l’équipe de direction de Torfs n’est pas un pigeonnier. Quiconque est à sa place dans l’entreprise reste longtemps et loyalement à son poste.

« En trente ans, deux personnes, en tout et pour tout, sont parties. Ce n’est en effet pas beaucoup. On pourrait dire que la stagnation n’apporte rien, mais je vois cela comme une force. Comme un vote de confiance et une garantie de la continuité. Il ne faut bien entendu pas s’enliser dans la complaisance. Il faut continuer à se surpasser et se remettre en permanence en question. D’où l’importance d’un conseil d’administration solide qui met la direction au défi – et l’entoure correctement. »

Quels autres entrepreneurs vous inspirent ?

« Colruyt est une entreprise très inspirante, avec des hommes forts tels que Jef et Frans. Elle a une solide culture de la sobriété, de la serviabilité et du savoir-faire et elle reste fidèle à cet ADN. »

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Vous êtes connu pour aimer partager vos connaissances. Où avez-vous puisé l’inspiration lorsque vous avez repris les rennes ?

« Au milieu des années quatre-vingts, lorsque j’ai rejoint l’entreprise familiale, il n’existait encore rien de tel qu’Internet. Le réseautage n’avait en outre pas du tout la même importance qu’aujourd’hui. À cette époque, c’était beaucoup plus “Chacun pour soi et Dieu pour tous”. Il fallait se débrouiller. Heureusement, tout cela a bien changé. Je remarque que les indépendants et les entrepreneurs sont très enclins à partager leur savoir. Je suis moi-même le premier à promouvoir cette ouverture, car je crois fortement en l’économie collaborative et en l’économie de réseau. Les entreprises saines vivent dans un écosystème solide. Chaque entrepreneur peut y contribuer en nouant des partenariats, en recherchant des synergies avec les fournisseurs et même les concurrents, et en créant des communautés avec les clients. »

Dans quelle mesure faut-il être dur et dans quelle mesure faut-il avoir du cœur pour connaître le succès ?

« J’accorde une grande importance au fait d’entreprendre en respectant certaines valeurs. Pour une croissance durable, vous ne devez pas uniquement vous préoccuper de vos propres actionnaires, vous devez également assumer la responsabilité pour toutes les autres parties prenantes. Y compris pour les clients et la société. L’époque où une entreprise pouvait dire : “Je suis un chasseur et voilà le gibier. Je mets tout à sac et je ne pense qu’à mon profit” est révolue. »

« Il faut entreprendre de manière sociale et ne pas seulement viser les bénéfices. Il faut d’ailleurs redéfinir le concept de “bénéfices”. Être un “great place to work”, ce n’est pas un gain financier, mais c’est un gain malgré tout. Nous n’avons pas remporté ce titre à dix reprises sans raison. C’est l’essence de notre histoire, ce n’est pas simplement une façade. Nous passons tous plus de temps au travail que chez nous. Autrement dit, il vaut mieux faire en sorte que ce temps soit un peu plus agréable et que vous puissiez vous épanouir humainement, sans être uniquement le comptable, par exemple. Il faut aussi soutenir de bonnes causes et prendre de véritables engagements. C’est en tout cas très important pour moi et ma famille. »

« Notre vision et notre culture d’entreprise mènent-elles automatiquement à d’immenses gains ? Bien sûr que non. Les premiers mois de cette année ont été difficiles. La pression de l’e-commerce sur l’ensemble du secteur de la vente au détail est énorme. Nous ne tiendrons pas le coup en nous focalisant uniquement sur le titre de “great place to work”. Nous devons également faire les bons choix. Sinon, la partie sera terminée. »

Comment faites-vous pour que cette vision ne s’enlise pas dans les 1 001 difficultés du quotidien ? 

« Tout relève du contact personnel. Cela définit la qualité de votre leadership. Je discute autant que possible avec les 700 collaborateurs et les clients et je veille au grain. Les 85 gérants de magasin sont également sympathiques et humains, des exigences sine qua non pour quiconque travaille chez nous. J’apprécie quand les clients disent qu’ils viennent chez nous parce que nous sommes toujours aimables. C’est aussi la preuve que nos collaborateurs se sentent bien et qu’ils trouvent que leur travail a du sens. Ceux qui se contentent de suivre la règle “il faut être agréable” sont rapidement démasqués : les gens sentent lorsque ce n’est pas sincère. »

Comment se déroule la recherche d’un successeur ?

« Calmement. J’ai 61 ans et l’ère “Torfs post-Wouter” approche lentement mais sûrement. Mais il n’est pas question de précipiter les choses. L’équipe de direction est un groupe diversifié composé de neuf membres et j’ai bon espoir que d’autres personnes de l’entreprise évoluent à leur tour et rejoignent l’équipe d’ici cinq ans. L’idéal serait que mon successeur soit de la maison, mais il viendra de l’extérieur s’il le faut. Cette entreprise mérite le meilleur CEO possible. »

Crédit: Thomas De Boever

Votre fille Tine a récemment rejoint l’entreprise.

(La joie dans ses yeux et son sourire laissent penser que Wouter Torfs ressent ce que sa grand-mère a dû ressentir lorsqu’il a lui-même rejoint l’entreprise familiale à l’époque.)

« Oui, elle avait postulé pour un poste au service marketing. Le fait que Tine est ma fille n’a joué aucun rôle durant la procédure de sélection. Elle a été désignée comme étant la meilleure candidate par une évaluation externe. La dernière chose qu’elle veut, c’est arriver en tant que “fille de”, elle en fait donc deux fois plus que les autres. »

Que considérez-vous comme votre plus grande réussite ?

« Je suis très fier de nos titres de meilleur employeur, parce qu’ils récompensent notre gestion de l’entreprise. Nous prouvons ainsi qu’il est vraiment possible d’agir autrement. »

Et votre plus grand échec ?

« Échec est peut-être un peu fort, mais nous sommes restés une entreprise à assez petite échelle. Nous sommes certes leader du marché en Belgique, mais les Chaussures Torfs auraient peut-être pu avoir une dimension internationale. »

Quels sont les 3 conseils que vous donneriez à chaque entrepreneur ?

  1. Ne vous laissez pas absorber par l’instant présent et prenez régulièrement du recul par rapport à votre entreprise, qu’elle soit petite ou grande. Demandez-vous si vous êtes sur la bonne voie. Ayez conscience de la différence entre bien faire les choses et faire les bonnes choses. 
  2. Gardez un contact personnel avec les gens sur le terrain, l’ensemble de vos collaborateurs, et soyez à l’écoute de vos clients.
  3. Comme disait ma grand-mère : « De gentilles paroles sont deux fois plus efficaces que des méchantes ». Nous avons pourtant beaucoup de mal à manifester notre considération. On pense souvent : « Ils le savent, non ? » Ou pire : on craint qu’en leur témoignant trop d’estime, ils deviendront paresseux et suffisants. C’est totalement faux.

Texte: Dirk Remmerie

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