Manger au restaurant Bon-Bon à Bruxelles représente une expérience gustative incomparable. L’étonnement et le ravissement se lisent sur le visage de chaque convive. Pour garder le cap à la tête d’une maison doublement étoilée, il faut de la passion, de la rigueur et une concentration de tous les instants. Rencontre avec un chef, dans tous les sens du terme.
Une belle maison sur l’avenue de Tervuren à Bruxelles. Le voiturier évite le stress du parking, l’endroit est chaleureux et décoré avec goût. La clientèle peut aussi bien s’installer en salle que le long du bar avec vue directe sur la vaste cuisine ouverte. Si la perfection est dans l’assiette, le spectacle impose le respect : une véritable chorégraphie semble animer chefs, sous-chefs, commis… On comprend mieux ce que représente au quotidien un menu digne d’un restaurant encensé par la critique, plébiscité par le public, affichant fièrement 2 étoiles au guide Michelin et une foule d’autres titres et reconnaissances, dont un 19,5/20 au Gault&Millau !
Christophe Hardiquest, la quarantaine dynamique, a la passion de la cuisine chevillée au corps. On peut dire qu’il est tombé dans la marmite de Grand-Mamy dès son plus jeune âge. S’il crée des plats dont la simplicité apparente cache une dextérité qui laisse ses hôtes extatiques, il n’en oublie pas pour autant une chose essentielle : il est belge et prône une cuisine bien de chez nous, revisitée, sublimée. L’exception a, certes, un prix. Mais également des exigences, qui passent par un personnel nombreux et qualifié. L’artisan-cuisinier Hardiquest mène une entreprise de 26 personnes, avec philosophie et détermination.
Le partage est-il la notion essentielle au coeur de votre métier et de votre passion ?
« La vie sans partage ne présente aucun intérêt. Partager ses émotions, une philosophie, ses valeurs fondamentales, c’est miser sur l’avenir. Je pense sincèrement que nous allons vers un monde forgé par des relations plus vraies et plus saines. L’humain doit reprendre sa place dans notre société. Je vois Bon-Bon comme bien plus qu’un restaurant, un lieu où on vient également se nourrir l’esprit. »
Quelles sont ces valeurs auxquelles vous tenez ?
« Je dis toujours à mes enfants que mes priorités sont l’attitude et l’art de vivre. L’art de vivre représente à mes yeux les relations aux autres, le partage de cultures, de savoirs, une vision positive de la vie. Quant à l’attitude, elle est due pour une grosse partie à l’éducation et concerne une manière de se conduire, de se tenir à table, de manger un repas… Il est important de ne pas trahir ses propres valeurs. Mais il faut aquérir une certaine maturité pour s’en rendre compte. Chaque étape de la vie est un plaisir et l’impatience est un mal de notre époque. L’art de vivre passe aussi par un nouveau rapport au temps. Adopter le bon timing s’avère primordial en cuisine ! »
Quelles sont les qualités qui vous définissent et font de vous un bon chef ?
« La détermination et l’humilité. Je mets le tablier tous les jours et peux accomplir n’importe quelle tâche, nettoyer un plan de travail, effectuer le travail d’un commis. Une équipe est toujours à l’image de son manager. Je dois donc donner l’exemple. J’avais par le passé un côté impulsif que j’ai atténué. J’ai, il est vrai, un franc-parler mais le respect prime. J’essaye de faire preuve de franchise et d’écoute. Je suis chef d’entreprise, je prends les décisions mais je reste toujours ouvert aux idées des membres de mon équipe. Je garde mes collaborateurs très longtemps, avec une moyenne de 5 à 6 ans, c’est beaucoup dans le métier. Je les pousse au maximum et je leur fixe, chaque année, une étape à franchir, un objectif à atteindre. Avant l’été et les vacances, je prends le temps avec chacun d’entre eux et leur demande s’ils sont contents. Je leur donne l’opportunité de s’exprimer. À eux de la saisir. »
La cuisine est souvent une histoire de transmission. Quelle est la vôtre ?
« Ma grand-mère. J’ai eu la chance de grandir dans un esprit artisan. Tout venait de la maison : on tuait 2 cochons par an, j’allais chercher des oeufs frais au poulailler, des fraises dans le jardin, il y avait un potager énorme… Ma grand-mère faisait ses cerises et ses prunes au vinaigre. Je me rappelle du bouillon de poule le soir et du vol-au-vent le lendemain, des basses-côtes à la moutarde, du boudin noir et du jambon maison… Autant de souvenirs qui m’ont marqué à vie, j’ai encore les goûts bien ancrés dans ma mémoire. Cette expérience a forgé mon palais. Or, un palais ça s’éduque et dès le plus jeune âge. J’ai gardé ce goût des choses simples et authentiques. Chez moi, en famille, une soupe avec du pain est un vrai repas. Ma femme et moi veillons à toujours préparer quelque chose pour les enfants. Ce n’est pas parce que je suis un chef étoilé que je n’aime pas les plats simples, au contraire ! »
“La cuisine m’a sauvé, dynamisé, permis de me réaliser à travers un projet”
Comment les cuisines du monde inspirent-elles la vôtre, axée sur des goûts bien de chez nous ? Vous organisez d’ailleurs chaque mois un menu avec un chef étranger et un jeune chef belge « Bon Bon Origins » autour de recettes traditionnelles belges.
« Je voyage beaucoup. Pour mieux revenir à ce que j’appelle une cuisine de territoire, délimitée par nos frontières belges. Je préfère territoire à terroir, un peu obsolète à mon sens.
Quand je voyage, même en vacances, je vais toujours suivre un cours de cuisine avec les locaux, dans un restaurant, une maison familiale… Cet été, j’étais en Sicile et j’ai appris à réaliser une caponata et une pâte aux anchois frais, un délice. Ces découvertes me nourrissent en permanence et me donnent encore plus envie de revenir à une cuisine d’identité. Plus la société évolue, plus elle se globalise et moins on s’attache aux particularités de chacun. Si je voyage en Asie ou aux USA, je désire trouver les spécificités de chaque pays. Quel est l’intérêt de manger la même chose partout ?
Je crois très fort au tourisme gastronomique. Un Japonais qui vient manger dans mon restaurant n’a aucune envie de voir du boeuf wagyu à la carte ! Je suis là pourlui faire découvrir les saveurs belges : le goût de la bière, des crevettes, l’amertume du chicon… »
Quels sont les priorités d’un grand chef ?
« Sublimer les produits simples, accorder autant d’importance à une sardine qu’à un turbot, à une pomme de terre qu’à de la truffe… L’art de tout chef de haut niveau est de placer le produit sur la plus haute échelle. Il faut d’autant plus le respecter qu’il se raréfie. Il y a 30 ans, seul le talent du chef était primordial. Aujourd’hui, il faut qu’il soit combiné à la qualité du produit. Il faut repenser notre façon de consommer au vu des bouleversements de notre terre et du réchauffement climatique. »
Comment répondre à l’attente de la clientèle d’un restaurant 2 étoiles ?
« Premièrement, faire en sorte que le restaurant reste un endroit où on s’amuse, où on se délasse. Le client doit pouvoir dire « Waouh ! », être surpris, vivre une expérience. Deuxièmement, proposer une nourriture saine. Il faut voir la planète qu’on va laisser à nos enfants mais aussi les enfants qu’on va laisser à la planète ! D’où l’importance de la vérité, de la traçabilité. Les gens veulent connaître le chemin des produits. Mon restaurant se doit d’offrir une vraie expérience de vie et un lieu plein d’harmonie. »
En commençant, avez-vous su rapidement que vous vouliez aller très loin dans ce métier ?
« Pas du tout. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Ce sont aussi les rencontres qui construisent l’homme que vous devenez. J’avais besoin de chercher, de découvrir, d’apprendre. Et mon boulot de chef est d’inspirer les autres. J’ai eu mon 1er établissement il y a 17 ans, l’âge de ma fille Lisa. Bon-Bon s’est construit en plusieurs
étapes. J’ai démarré avec 2500 € dans un magasin de meubles ! Une gazinière, les casseroles de la maison, ma femme qui m’aidait après son boulot, ma belle-mère qui faisait la vaisselle, on a tenu presque un an. Même si on n’a pas d’argent, on peut y arriver si on a des idées et de la ténacité. Les jeunes de ma brigade ne viennent pas d’un milieu aisé mais ils ont du talent. Alors, oui, tout est possible. Prendre des risques est inévitable mais en sachant les calculer. J’ai au ma 1ère étoile en 2004, Bon-Bon s’est ensuite installé ici, avenue de Tervuren en 2011, puis j’ai obtenu ma 2ème étoile en 2013. »
Et la 3ème ?
« Ce serait sympa ! Quand on a 2 étoiles, il faut travailler comme s’il pouvait y en avoir une autre. Je continue ma cuisine, je fais attention aux détails. Je ne vais pas vous mentir : une 3ème étoile serait vraiment la cerise sur le gâteau au vu de mon histoire. Ce serait un aboutissement, pour mieux évoluer encore. »
« Un chef doit pouvoir faire face à la pression des étoiles. Mais il faut rester concentré, ne pas trop se disperser. Je pourrais accepter quantité de sollicitations mais je préfère me focaliser sur ma cuisine. Ce qui ne m’empêche pas de participer à certains grands événements. »
Vous vous voyez comme un chef d’entreprise ?
« Bien sûr, j’emploie 26 personnes à temps plein. Cela représente une petite PME, ce que le public ne comprend pas toujours. Tel est le gage de qualité d’une maison comme Bon-Bon et l’explication des prix pratiqués qui garantissent un service de haut standing : qualité absolue des produits, qualité de l’espace, salaires, charges sociales… Et ce n’est pas parce qu’on travaille dans le luxe qu’on vit dans le luxe, loin de là. Ni parce qu’un menu coûte 250 à 300 € que tout va dans ma poche. Je pense être un activateur de la société, je crée des emplois, je travaille avec de nombreux professionnels, producteurs, fournisseurs… Être chef d’entreprise c’est aussi pouvoir s’appuyer sur de précieux collaborateurs. Mes chefs et sous-chefs m’aident à maintenir le cap. Néanmoins, j’espère sincèrement, un jour, rendre ma cuisine plus accessible. Via un autre établissement peut-être. »
Quel est le plus difficile à accomplir au quotidien ?
« J’essaye de rester positif et de me dire que plus rien n’est difficile. J’ai de la chance, mon épouse m’épaule, me soutient, s’occupe de tout le travail administratif. Nous échangeons beaucoup, tout en ne mélangeant pas trop vie privée et professionnelle. Difficile ? J’aurais honte de me plaindre. Je mange à ma fin, mes problèmes, quand problèmes il y a, sont des problèmes de luxe. Il y a bien trop de gens dans le monde pour qui la vie est vraiment difficile. Alors je relativise. Je vous rassure, j’ai mes coups de gueule. Gérer l’ensemble est compliqué, j’aimerais pouvoir m’occuper seulement de ma cuisine. Mais j’assume. »
Et le plus exaltant ?
« Créer une nouvelle recette. Plonger sa cuiller la 1ère fois dans un plat qu’on a imaginé. On a mis un système en place au restaurant : chaque vendredi, un de mes cuisiniers présente une nouvelle recette. Une occasion de s’exprimer, d’évoluer. Et quand une idée est bonne, on la retravaille. »
Si c’était à refaire ?
« J’ai pris la décision, jeune, de devenir cuisinier et je n’ai jamais changé d’avis. La cuisine m’a sauvé, empêché de faire certaines bêtises, dynamisé, permis de me réaliser à travers un projet. Elle m’a recadré aussi et apporté une structure. J’ai beaucoup appris dans les grandes maisons où j’ai travaillé. Et aujourd’hui, je me sens libéré. »
À votre tour, avez-vous transmis votre passion à vos enfants ?
« Je n’ai jamais demandé qu’ils fassent ce métier mais mon fils de 15 ans rentre à l’école hôtelière. Je pense que c’est plutôt la gestion qui l’intéresse. Mes enfants trouveront leur voie. Bon-Bon est une belle maison mais jamais je ne la leur imposerai. Je veux juste qu’ils soient heureux. »
Vous préférez qu’on vous définisse comme artisan-cuisinier plutôt que comme chef. Pourquoi ?
« Je suis artisan avant tout. Et chacun peut être un artisan chez lui. Je vois la cuisine comme un jeu de société. Récemment, j’ai fait de la soupe et de la pizza avec mon fils et son meilleur pote. La cuisine crée du lien. N’est-ce pas l’essentiel d’une vie ? »
Bon-Bon Restaurant Avenue de Tervuren, 453 1150 Bruxelles www.bonbon.restaurant