Qui l’eût cru : de drôles de petits personnages blancs et bleus, vivant dans un village de champignons, scénario pour le moins improbable, fêtent cette année leurs 60 ans. Et la planète raffole toujours autant des Schtroumpfs, nés de l’imagination de Peyo. Sa fille, Véronique Culliford, perpétue un patrimoine unique au monde.
La « Schtroumpf Expérience », véritable immersion dans l’univers de nos sympathiques héros, bat toujours son plein au Brussels Expo jusqu’en janvier, avant de sillonner les routes du globe. 60 ans, ça se fête. Des Schtroumpfs on en voit sur un avion de Brussels Airlines, sur une fresque dans le centre de la capitale, sur des transports publics… On les lit, on les voit au cinéma, sur des produits dérivés par milliers. Et pourtant, il faut se rappeler que les Schtroumpfs sont nés le 23 octobre 1958, dans l’album de Peyo « La Flûte à six schtroumpfs ». Pas nés pour durer. Mais l’engouement du public fut tel que l’auteur a imaginé d’autres aventures, bien obligé de reléguer au second plan ses autres héros chéris. Quant au fameux langage désopilant, et compréhensible par tous, il est né d’une discussion amicale entre Peyo et Franquin.
Quelques 35 millions d’albums vendus plus tard, traduits dans des dizaines de langues, 3 parcs à theme et autres dessins animés, l’entreprise continue à faire rêver. Toujours dans le souci d’honorer la mémoire de Peyo, disparu trop tôt, et grâce à ses enfants, Veronique et Thierry. Sacrément Schtroumpf !
Considérez-vous votre entreprise, IMPS, comme une histoire familiale ?
« Tout à fait, c’est la continuité de l’histoire que mon père a commencée seul, poursuivie en famille, pour que je vole ensuite de mes propres ailes en 1984. J’ai ressenti un besoin d’indépendance et c’est la raison pour laquelle j’ai fondé ma société IMPS. Cette decision m’a permis de continuer à travailler avec mon papa, de vendre les licences des Schtroumpfs comme je le faisais auparavant mais en étant plus libre. Quand il est décédé, nous avons bien sûr eu des charges supplémentaires mais les choses se sont faites logiquement. En fait, mon père et moi n’avons pas eu la moindre discussion à ce sujet, il était tout à fait normal, à ses yeux, que ses affaires perdurent, à l’inverse d’Hergé qui avait stipulé desirer que son personnage disparaisse en même temps que lui. Comme mon frère et moi travaillions avec lui depuis un certain temps, il désirait que nous continuions son oeuvre. Il l’avait même déclaré dans plusieurs interviews. Mon père est parti très tôt, il avait 64 ans et moi 34. Bien sûr, la structure a considérablement changé. De 5 à 6 personnes de son vivant, plus les dessinateurs du studio, nous sommes passés à une équipe de 40 personnes. »
“Ouvrons-nous aux projets contemporains mais restons Schtroumpf !”
Comment vous êtes-vous réparti les tâches quand vous avez décidé, vous et votre frère, de travailler avec votre papa ?
« Très naturellement. Je me suis légèrement impose dans le bureau de mon père car je le trouvais mal géré, envahi par des monceaux de papier. J’ai profité d’un voyage de mes parents pour commencer à y mettre de l’ordre. Je pense que, de fil en aiguille, il n’a plus pu se passer de moi ! Tout ce que je sais aujourd’hui, je l’ai appris sur le tas. Par la suite, je me suis entourée de gens très compétents et en qui j’ai toute confiance. La grande qualité d’une chef d’entreprise est de reconnaître ses faiblesses pour mieux s’adresser à des personnes de qualité. On ne peut pas tout faire soi-même, au risqué de mettre, très vite, la clé sous le paillasson ou de ne pas croître. Si les Schtroumpfs sont tout petits, la maison, elle, se doit d’être grande, pour faire rire le monde entier, hier comme demain. »
« Pour ce qui est de mon frère Thierry, il a un esprit très créatif et a hérité, de mon père, un vrai sens du gag et du scénario. C’est donc tout naturellement qu’il s’est mis aux scénarii des Schtroumpfs, en commençant avec mon père, puis en poursuivant son oeuvre. Il a d’abord accompli son voeu qui était de reprendre les aventures de Johan et Pirlouit, personnages que mon père adorait, puis a continué avec les Schtroumpfs. Les histoires sont élaborées par des scénaristes attitrés mais Thierry est là pour insuffler un flux et garder un certain esprit proper à cet univers. »
Avez-vous un patrimoine à défendre ?
« Et comment ! On me définit souvent comme la gardienne du temple. Nous avons là un patrimoine à faire respecter, perdurer, et que nous voulons maintenir belge et familial. Il faut, à la fois, garder cela à l’esprit tout en se montrant ouvert au monde qui nous entoure. Le milieu de l’entreprise a considérablement évolué, tout comme la société et ses goûts. Il faut beaucoup refuser, et savoir accepter ce qui aurait pu nous sembler inconceivable il y a 20 ans. Il est vrai que mon père avait toujours refusé l’idée d’intégrer les Schtroumpfs dans le monde réel. Alors, vous pensez, les Schtroumpfs à New York, ce n’était pas du tout son truc. Mais en y réfléchissant, réaliser un long-métrage s’y déroulant, comme ce fut le cas en 2011, est une idée qui l’aurait sûrement séduit aujourd’hui. Le mot d’ordre est celui-ci : ouvrons-nous aux projets contemporains mais restons Schtroumpf ! Nous tenons absolument à respecter la ligne de conduite imaginée par mon père, l’environnement des personnages et leurs valeurs, car ce sont eux qui font leur succès planétaire. »
Vous devez faire face à une profusion de demandes en tout genre. Comment ne jamais trahir la philosophie Schtroumpf ni s’éloigner de votre ligne de conduite ?
Pour chaque proposition, chaque produit et chaque licence signée, nous menons une réflexion : accepter ou pas, développer, mettre en garde… Il n’est pas question d’accepter tout et n’importe quoi. La qualité doit primer. Nous sommes régulièrement face à des projets incroyables, fous, mais aussi très excitants. Réaliser un avion à l’effigie des Schtroumpfs pour leurs 60 ans paraissait vraiment inimaginable ! Et je vous promets,
nous n’avons pas fini de vous étonner. Un petit Schtroumpf va bientôt s’envoler dans l’espace en décembre. Un astronaute canadien, fan de nos personnages, se balade toujours avec le Schtroumpf cosmonaute. Son épouse nous a contacté et une petite figurine va, je ne sais pas encore sous quelle forme, être lâchée dans la stratosphère ! C’est bien simple, ils se rapprochent de plus en plus de mon papa… J’en ai des frissons. J’ai vraiment un travail merveilleux. Ma vie est tellement ponctuée de moments magiques que rien ne me paraît lourd dans la gestion d’une telle entreprise. »
“Depuis 40 ans, je suis au service des Schtroumpfs et je ne me suis jamais ennuyée”
La part de rêve doit-elle être omniprésente pour pouvoir toucher le public ?
« Je le pense, et j’ai d’ailleurs gardé un côté enfantin et joyeux, que mon papa avait et ma maman également. J’ai été éduquée dans cet esprit-là et espère toujours ne jamais les décevoir. Ils nous ont toujours poussé à aller au bout de nos rêves, tout en restant humbles. J’en suis très consciente : j’ai des valeurs et un héritage à transmettre mais je ne dois jamais oublier de rester moi-même. Je pense tout le temps à mon papa. Il est
vrai qu’il est partout de par mon travail, mais j’ai sa photo sur mon bureau et me demande toujours quel aurait été son avis à chaque décision que je prends. »
Comment son souvenir perdure-t-il ?
« J’en parle souvent autour de moi, à mes enfants et petits-enfants, et je me remémore tous les bons moments que nous avons eu ensemble, même s’il est parti trop tôt. J’ai des enfants adultes et une ado à la maison, ils se rendent compte aujourd’hui de qui était leur grand-père. Petits, ils jouaient avec les produits que je ramenais à la maison, désormais ils sont conscients du travail remarquable accompli et fiers de voir que son oeuvre continue. Un jour ou l’autre, même s’ils décident de ne pas travailler dans l’entreprise, ils auront eux aussi un patrimoine à sauvegarder. La priorité sera la protection du droit d’auteur. »
La question des droits d’auteur est en effet l’un des points cruciaux de l’entreprise ?
« Nous sommes une petite PME mais qui joue dans la cour des grands, dans le monde entier et dans une multitude de projets différents : l’édition, les licences, l’audiovisuel, les parcs d’attraction, notre participation à des oeuvres caritatives… »
Qu’est-ce qui est le plus exaltant dans votre métier ?
« De voir, au quotidien, l’enthousiasme dans les yeux de mes collaborateurs. Nous échangeons régulièrement sur les chouettes projets en cours. D’ailleurs, ceux et celles qui travaillent ici le font longtemps, le noyau de base est toujours là après toutes ces années ! Il faut trouver l’équilibre entre les « anciens », les « sages » des débuts, et les jeunes qui nous aident à nous projeter vers demain. Nous créons une nouvelle série de dessins animés pour 2021 et travaillons donc aussi avec de jeunes graphistes. Toute une équipe s’y attelle. Pour ma part, je lis et relis les synopsis, scénarii, évalue avec eux si tel ou tel personage a sa place dans l’histoire… En fait, je suis en continuelle lecture du moindre projet, même si je suis entourée de gens hyper compétents, je suis au courant de tout.
Il existe une « Bible » de la maison, un mode d’emploi reprenant tout ce qu’on peut faire ou pas avec les Schtroumpfs. Des détails précis sur l’utilisation, les codes, les mesures… des personnages. Et à partir de là, on peut créer. Je m’implique donc énormément à chaque début de projet, après tout roule. Le fait d’être présente tous les jours, de pouvoir répondre à une interrogation, de vivre avec mon équipe, est bénéfique pour tous. »
Vous avez le même âge que les Schtroumpfs. Qu’est-ce que cette aventure professionnelle et humaine incroyable vous a appris sur vous-même ?
« Elle m’a appris à me dépasser bien sûr. Mais aussi qu’il faut profiter de chaque jour de la vie car ça passe très vite. J’avais 19 ans quand je suis entrée dans le bureau de mon père. Depuis 40 ans, je suis au service des Schtroumpfs et je ne me suis jamais ennuyée. Je prendrai ma pension le jour où je n’aurai plus envie de me rendre à mon travail, autant dire pas de sitôt.
J’ai connu deux périodes de vache enragée au début de l’entreprise, j’ai appris à prévoir. Il y a une nouvelle génération d’enfants tous les 4 ans, certaines licences de produits se fatiguent, il faut renouveler, innover, approcher d’autres pays, d’autres régions… Et donner envie au monde de continuer à aimer les Schtroumpfs. Le service marketing, qui n’existait pas il y a 10 ans, s’est donc fortement développé. Il s’est révélé crucial en cette année de 60e anniversaire, au vu des très nombreuses manifestations et de la foule de projets initiés, ne fut-ce qu’en Belgique, en France, dans les pays limitrophes. Des projets qui peuvent alors s’exporter. La Schtroumpf Expérience va voyager, d’autres expos se tiennent un peu partout, des partenariats ont été mis en place avec les trains, avec les trams… »
Les BD restent-elles importantes à l’heure des écrans et d’Internet ?
« Il faut une BD par an, un contrat a été signé avec la maison d’édition en ce sens. Il y a donc un scénario à développer. Les BD sont nos raciness et nous y tenons énormément. On est né grâce à la BD et on n’oubliera jamais d’où on vient. C’est important que les enfants continuent à lire. Chaque BD des Schtroumpfs a une double lecture : enfants et adultes. Ce qui permet d’établir un lien entre les parents et le reste de la famille, même s’il existe aussi des livres spécialement pour jeunes enfants. Une des grandes qualités des BD de mon père, que ce soit les Schtroumpfs, Johan et Pirlouit ou Benoît Brisefer, c’est de pouvoir être comprises sans même lire toutes les bulles de dialogues. Les dessins et les onomatopées sont si explicites qu’ils se suffisent presque à eux-mêmes. Un principe qu’il a inculqué à son équipe et qui prévaut toujours aujourd’hui. Il suffit de voir une expo des dessins de papa pour se rendre compte de l’expressivité de son trait. Un dessin est une pièce de théâtre ! »
Quels sont les souvenirs marquants avec votre papa ?
« Mon père travaillait à la maison. Sous les toits, mon frère et moi avions une immense salle de jeux où nous faisions beaucoup de bruit, juste au-dessus de son studio, cavalcades, musique à fond… Mon père n’a jamais bronché. Pourtant, il travaillait énormément, avec des horaires décalés, se levant la nuit pour dessiner. On voyait mon papa principalement au repas de midi. Mais nous allions toujours lui dire bonjour en rentrant de l’école. J’adorais aussi dessiner avec lui sur ses genoux étant enfant. Le fait de travailler avec lui nous a permis d’étendre encore notre lien. Du coup, le dimanche, lors des repas, maman nous demandait s’il était possible de parler d’autre chose que des Schtroumpfs ! »
“Il suffit de voir une expo des dessins de papa pour se rendre compte de l’expressivité de son trait. Un dessin est une pièce de théâtre !”
Quel est le Schtroumpf qui vous ressemble le plus ?
« Ça dépend des moments de la journée. Le Schtroumpf Grognon fait son apparition au réveil (rires). Mais c’est la Schtroumpfette qui m’accompagne toute la journée. C’est une femme de tête, une main de fer dans un gant de velours…bleu. Son message est clair : on peut rester féminine en ayant de grandes responsabilités. Quant au Schtroumpf Farceur, il m’inspire en soirée, je suis un vrai boute-en-train ! »