“Les couples les plus vulnérables ne sont pas protégés”

Le sociologue Dimitri Mortelmans plaide en faveur de droits automatiques pour les cohabitants non légaux.

Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de se marier. Et si nous décidons tout de même de le faire, ce n’est pas pour la grand-mère, et encore moins pour Dieu, mais souvent pour pouvoir organiser une grande fête.

En fait, on trouve que la cohabitation est tout aussi confortable. « La cohabitation est devenue une forme de relation à part entière. Il ne s’agit plus d’une période d’essai en vue d’un mariage », affirme Dimitri Mortelmans, sociologue à l’Université d’Anvers.

Aujourd’hui, on se marie moins qu’avant. Avons-nous tous peur de nous engager ?

« Il est certain que les choses ont quelque peu évolué. Pourtant, quand on regarde le taux de nuptialité, on constate une relative stabilité. On a connu une légère diminution entre 2003 et aujourd’hui, passant de 41 000 à 37 000 mariages. On pourrait donc dire que peu de choses changent. Jusqu’à ce qu’on observe la réalité qui se cache derrière les chiffres. On constate alors qu’un tiers de ces mariages sont des « remariages ». Par ailleurs, l’âge moyen du premier mariage s’avère plus élevé. Il s’agit généralement de couples ayant d’abord habité ensemble pendant longtemps et qui transforment enfin leur relation en mariage. »

Aujourd’hui, se marier n’est plus indispensable pour quitter le domicile parental.

« L’idée des années 1950, selon laquelle on ne pouvait voler de ses propres ailes qu’en se mariant, a presque complètement disparu. En cas de remariage, on constate cependant que les quinquagénaires et les sexagénaires, les baby-boomers donc, attachent encore beaucoup d’importance à cette institution. Il est vrai qu’ils ont grandi dans les années 1960, le divorce ne constitue plus un tabou à leurs yeux, mais pas au point de penser que le concept du mariage est désormais superflu. Après un divorce, la plupart des gens issus de cette génération opteront pour la cohabitation ou une relation « Living Apart Together » (LAT), mais on constate qu’un grand nombre décide tout de même de se remarier. Cette génération étant importante, cette part pèse dans les statistiques, rendant le taux de nuptialité stable.

Que pensent les septuagénaires et les octogénaires du fait que leurs enfants et petits-enfants se séparent autant ?

« Ils ont encore été fortement éduqués dans la foi chrétienne qui dit “Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas !”. À leurs yeux, le divorce est inconcevable. Ils représentent également la raison pour laquelle le pourcentage de mariages est encore si élevé à l’heure actuelle : avec 38 %, cela représente toujours le groupe le plus important. La  vieille génération a du mal à concevoir que ses enfants et petits-enfants divorcent mais elle finira par s’y faire. »

Une partie des baby-boomers se remarie mais la plupart d’entre eux choisissent de cohabiter à la suite d’un divorce.

« En effet. Mais un groupe considérable issu de cette catégorie d’âge opte pour une relation LAT. Parfois, la question des enfants se pose mais, bien plus souvent, c’est la prospérité et l’indépendance à laquelle ils sont habitués qu’ils ne veulent pas remettre en jeu. Et cela vaut assurément pour les femmes. Souvent, elles ont pu racheter leur maison à la suite du divorce et ressentent comme un soulagement le fait de ne plus être dépendantes d’un homme. Dans notre étude, nous avons vu que les hommes dans une relation LAT ressentent bien plus souvent que les femmes l’envie de cohabiter, mais que c’est souvent la femme qui renonce. Les hommes de cette génération ont tendance à vouloir prendre en charge leur compagne et à assumer les charges financières, mais celle-ci refuse. »

Est-il possible, qu’inconsciemment, nous considérions qu’un mariage implique une certaine hiérarchie entre l’homme et la femme, alors qu’en cas de cohabitation, les deux partenaires se sentent plus égaux ?

« Les femmes n’envisageant pas de deuxième mariage indiquent ressentir effectivement un déséquilibre. Pourtant, en tant que cohabitant, vous êtes tout aussi lié à l’autre. Cette interprétation vient, d’une part, de la manière dont le modèle du mariage a été présenté dans les années 1950-1960. Pendant des siècles, on se mariait soit pour des raisons économiques, par exemple pour s’occuper d’une ferme, soit pour des raisons politiques : les comtes et les rois arrangeaient les mariages de leurs enfants. Si le courant passait entre les deux partenaires, c’était toujours ça de pris. Raison pour laquelle l’infidélité était omniprésente, et d’ailleurs acceptée si commise dans la discrétion. Après la Seconde Guerre mondiale, le mariage a changé de statut. On a assisté à une répartition des rôles : l’homme serait le gagne-pain et la femme devrait s’occuper des tâches ménagères. Un modus vivendi encore fortement ancré à l’heure actuelle, même au sein des couples cohabitants. On constate cependant qu’en cas de double revenu, que le couple soit marié ou cohabitant, le déséquilibre des pouvoirs se ressent moins étant donné que la femme gagne aussi sa  vie. En ce qui concerne les tâches ménagères, les hommes s’en occupent davantage que les générations précédentes mais leur part reste très limitée. Il ressort d’une étude britannique que, même si l’homme est au chômage et la femme travaille, c’est toujours elle qui cuisinera en rentrant.

“Je plaide en faveur d’une protection automatique des cohabitants
après plusieurs années de cohabitation“

Pourquoi le mariage représente-t-il parfois une étape si importante à nos yeux ? D’un point de vue fiscal, les couples cohabitants légaux et mariés sont pourtant logés à la même enseigne ?

En ce qui concerne l’impôt des personnes physiques, oui. Mais rien n’est prévu pour la protection du partenaire plus faible. Le nombre de personnes cohabitant sans se faire enregistrer de manière légale reste inconnu, et je pense que nous sous-estimons leur importance. Nous ne les retrouvons pas dans les statistiques et elles sont très vulnérables. Vous pouvez très bien partir travailler le matin et rentrer,dans une maison vide le soir. Vous ne pouvez rien y faire si vous n’êtes pas cohabitant légal. C’est pourquoi je plaide en faveur d’une protection automatique après plusieurs années de cohabitation. Certains juristes n’y sont pas favorables, ils répondent “oui mais tout le monde peut décider de se protéger”. C’est vrai mais ce raisonnement ne tient pas compte de l’aspect psychologique. Si vous voulez opter pour cette protection, cela signifie alors que les deux partenaires s’asseyent autour de la table pour parler de leur relation. Or, il existe un grand tabou à ce sujet au sein de certains couples, le fait de poser la question peut donner l’impression que la relation est mise en doute. Les personnes ayant fait des études supérieures auront plus volontiers cette conversation, mais les couples les plus vulnérables éviteront la confrontation. Et c’est précisément sur ces couples que le législateur ferme les yeux, avec pour argument “ils ont quand même le choix”. Attention, car les personnes qui ont fait des études supérieures pensent également, souvent à tort, qu’elles sont protégées une fois qu’elles ont des enfants. Leurs enfants sont bel et bien protégés, mais cela ne change rien à la situation du couple. Ce qui semble cependant accepté, et le mérite revient assurément aux notaires, c’est que les deux membres d’un couple prennent des dispositions en décidant d’acheter une maison ensemble. La fameuse « clause d’accroissement », prévoyant que la part du partenaire décédé revient au survivant, est entrée dans les moeurs.

Avant, le mariage allait de soi. Aujourd’hui, il fait simplement partie des possibilités. Qu’est-ce qui explique ce changement de mentalité ?

En l’an 2000, on a assisté à un véritable changement. Pourquoi à ce moment-là ? Rien ne l’explique. Subitement, il est devenu acceptable de ne pas se marier. Dans la tête des jeunes, c’était déjà le cas, mais, bien souvent, ils se mariaient pour leurs parents. Après 2000, on constate que cette pression de la famille disparaît complètement. On s’est éloigné de l’idée selon laquelle le mariage s’imposait comme un passage obligé. Le fait d’habiter seul quand on est célibataire est tout à fait accepté. Avant, ce n’était pas le cas. Désormais, il est un peu gênant d’être toujours dans les jupons de sa mère une fois passé la trentaine.

Pour quelles raisons les jeunes se marient-ils à l’heure actuelle ?
Pour deux raisons : premièrement, parce qu’un événement important a lieu. Ils ont un enfant ou achètent une maison, et profitent de cette occasion pour donner à leur relation un caractère légal. Deuxièmement, une raison plus frivole : les trentenaires veulent tout simplement organiser une grande fête. Les juristes peuvent penser que certains se marient consciemment dans le but de se protéger mais, dans la pratique, l’argument est souvent bien moins rationnel. Cependant, le fait que cela leur offre une protection reste bien sûr un plus.

Jadis, on se mariait « jusqu’à ce que la mort nous sépare ».Pensez-vous qu’on se sépare trop vite désormais ? 

Si vous vous mariez aujourd’hui, il y a une chance sur deux que votre mariage tienne. En se mariant, on sait donc que ce ne sera peut-être pas pour l’éternité mais l’intention y est. Dans le cadre de notre étude, nous avons demandé à des couples séparés s’ils regrettaient leur rupture. Ils ne sont que très peu à le reconnaître. Ils sont souvent quelque peu désenchantés quand ils retrouvent les mêmes difficultés en s’engageant dans une nouvelle relation.

Avant, on restait souvent mariés pour les enfants. Est-ce toujours le cas?

C’est une erreur de penser qu’avant, on restait ensemble pour les enfants. Ce qui effrayait la plupart des gens, c’était le tabou entourant la séparation. Même dans les années 1970, les conséquences d’un divorce étaient toujours lourdes. Les catholiques étaient rejetés par leur paroisse. Ils n’avaient plus aucune sécurité sociale. De plus, les femmes n’avaient généralement pas les moyens de quitter leur partenaire. Mais les enfants pèsent bien sûr aussi dans la balance, tant chez les personnes mariées que cohabitantes. Bien que l’on constate que les couples avec enfants restent plus longtemps ensemble mais finissent eux aussi par se briser.

Ne vaut-il pas mieux être un heureux divorcé que malheureux en mariage ? 

C’est certain. Il ressort d’une étude que les enfants de parents divorcés obtiennent de meilleurs scores en matière de bien-être que les enfants grandissant au sein d’une relation conflictuelle. Bien sûr, l’idéal, ce sont les enfants vivant dans une famille harmonieuse, mais mieux vaut se séparer que de rester dans une relation conflictuelle à long terme. À condition que le divorce ne soit pas houleux, ce qui est la pire des choses à faire subir à vos enfants. Les parents dont le divorce se passe mal affirment toujours qu’ils le font dans l’intérêt de leurs enfants, tout en ne se rendant pas compte que faire traîner les choses augmente le mal-être de tous. »

Texte Eva Van den Eynde Photo Jan Crab & Lies Engelen

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